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littérature russe - Page 18

  • La ville mère

    « Et à mon quatrième, dans ma chambre envahie de livres achetés chez les bouquinistes, je rêve à l’été qui vient, où je monterai aux monts des Moineaux, au point de vue de Napoléon ; et de là je regarderai flamboyer les « quarante-quarante » sur les sept collines, et respirer, étinceler Moscou, Moscou, la ville mère. »

    Boulgakov, Les Quarante-quarante (Articles de variétés et récits, 1919-1927) 

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  • Boulgakov en verve

    « Je demande à aller aux cours de lecture. » Comment le nouveau pouvoir soviétique envoie à l’opéra, au concert, au théâtre, ceux qui ne savent pas lire, même s’ils préfèrent le cirque, si bien que leur vient le désir d’apprendre – afin d’être enfin libres de se rendre au cirque s’ils en ont envie, voilà ce que raconte avec brio La semaine d’action éducative, le tout premier récit comique de Boulgakov.

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    Dans les quelque deux mille pages de La Garde blanche, la Bibliothèque de la Pléiade consacre presque un tiers du volume aux Articles de variétés et récits publiés par Boulgakov entre 1919 et 1927, après Endiablade, Les œufs du destin, Cœur de Chien et les Carnets d’un jeune médecin, déjà présentés. 

     

    Entre les textes alimentaires et les articles de commande se glisse du Boulgakov tout craché, ironique, voire sarcastique. Les aventures extraordinaires du docteur N. constituent une première ébauche de La Garde blanche, avec son atmosphère troublée près de Grozny où se battent Russes et Tchétchènes : « Nuit. La fusillade
    se calme progressivement. Les ténèbres s’épaississent, les ombres sont mystérieuses. Ensuite, rideau de velours et océan d’étoiles à perte de vue. » – « Maudites soient les guerres, maintenant et à jamais ! »
     

    La cuisine de l'appartement communautaire - Musée Akhmatova, Saint-Pétersbourg.jpg

    Hommage à Gogol, Les aventures de Tchitchikov lui empruntent le personnage éponyme des Ames mortes : personne ne vérifie le formulaire rempli par un gaillard culotté qui obtient d’abord un logement, des bons d’alimentation ensuite, puis de l’argent, des responsabilités qui le font bientôt « trillionnaire ». Trahi, recherché, l’escroc disparaît au nez et à la barbe de ses poursuivants qui ont finalement remis la main sur le formulaire fantaisiste complété d’après les caractéristiques de l’aventurier de Gogol ! Pour les Russes, les emprunts nombreux aux Ames mortes ajoutent bien sûr du sel à cette histoire, un rêve burlesque lu par Boulgakov lors d’une soirée littéraire à Saint Pétersbourg / Leningrad en mai 1926, devant Akhmatova et Zamiatine, entre autres. 

    Les Moscovites contemporains de Boulgakov reconnaissaient dans Le 13, Immeuble Elpit – Commune ouvrière l’ancien immeuble Piguit de la Grande rue des jardins (illustration), disparu dans les grands chantiers de rénovation d’un quartier où seule la maison de Tchekhov subsiste encore. Avant la Révolution, des intellectuels, des artistes y habitaient, puis ce fut la « compression », le temps des appartements communautaires, l’utopie sociale. « Les pianos se sont tus, mais les phonographes étaient bien vivants et chantaient souvent d’une voix mauvaise. » – « Des ficelles se sont tendues au travers des salons, du linge humide dessus. »
    Le propriétaire a chargé Christi de veiller au chauffage de l’immeuble, « qu’on maintienne l’essentiel ». Mais février est très froid, le mazout manque. Christi surveille pour qu’on n’installe pas de poêles, le bâtiment n’ayant pas de conduits de fumée. Annouchka, « le fléau de l’immeuble »,  passe outre. « Et du coup, épouvantable, ce n’est plus un petit prince mais un roi de feu qui s’est mis à jouer sa rhapsodie. » Dévastation. Impuissance.
     

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    La situation lamentable des enseignants dans A l’école de la Cité « Troisième Internationale » (où Chagall fut un pauvre professeur de dessin avant de s’exiler), l’atelier créatif des enfants orphelins de La Commune d’enfants n° 1, autogérée, visitée par Edouard Herriot, les aléas de la vie à Moscou où on démolit et construit, dans Les Quarante-quarante (une expression ancienne qui désignait la ville aux 450 églises avant la Révolution), les changements de pouvoir (12 ? 14 ? 18 ?) entre 1917 et 1920 dans La ville de Kiev« la mère des villes russes » où l’on a vu « de tout sauf des Grecs », tous ces sujets prennent sous la plume de Boulgakov un relief formidable. Presque cent ans après, la vie y transparaît encore, grâce au génie littéraire.

  • Autrefois

    « Sur la rive opposée, où s’étendait maintenant un pré inondé par les crues du printemps, il y avait autrefois un grand bois de bouleaux ; et là-bas, sur ce mont chauve qu’on apercevait à l’horizon, bleuissait dans le temps une forêt de pins. La rivière était alors sillonnée de barques. Et maintenant tout était plat et uni, seul s’élevait sur la rive opposée un jeune bouleau, svelte comme une demoiselle, et sur la rivière on ne voyait que des canards et des oies ; on avait du mal à imaginer qu’il y eût ici jadis tant de barques. Il lui sembla même que le nombre des oies avait diminué. »

     

    Anton Tchekhov, Le violon de Rothschild 

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  • Pertes et profits

    A quelques mois d’un déménagement, les tris dans les placards ramènent toutes sortes de vieilleries, de choses oubliées, de livres sortis un jour de la bibliothèque et mis « au purgatoire ». Ainsi, un exemplaire de la revue mensuelle Les œuvres libres de la Librairie Arthème Fayard (1961). Sur sa couverture jaune et noire, dix auteurs, dix titres – « Toutes les œuvres sont complètes dans ce numéro ». A l’intérieur, entre une réclame pour RazVite (« rasé de plus près, sans blaireau, dans l’instant ») et celle du « Yaourt de la famille… Yaourt Yalacta », des nouvelles, des récits, des dialogues de théâtre. 

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    André Maurois ouvre le volume avec un récit intitulé Thanatos Palace Hotel. A Manhattan, Jean Monnier suit avec inquiétude la chute de ses titres boursiers. « Toute la petite fortune jadis gagnée dans l’Arizona » a fondu, et sa Fanny le quitte. « Après tout, il avait à peine trente ans. Mais il savait que Fanny serait impitoyable. Elle le fut. » Il lui reste de quoi vivre quelques mois. C’est alors que lui arrive une lettre bizarre à l’en-tête du « Thanatos Palace Hotel, New Mexico ». Le directeur de cet hôtel propose ses services à ceux qui souhaitent quitter cette vie pour des raisons sérieuses et répugnent au suicide. Pour un montant forfaitaire sont offerts un séjour tous frais compris, à durée indéterminée, des tennis, un golf, une piscine olympique, « dans une région naturelle de grande beauté. »

     

    Monnier décide de s’y rendre. L’établissement s’avère irréprochable, la clientèle distinguée. Le nouveau venu fait bientôt connaissance avec la très jolie Mrs Kirby-Shaw, qui lui raconte son histoire : séparée d’un homme riche épousé sans amour, abandonnée par le jeune écrivain pour qui elle l’avait quitté, impuissante à reconquérir son mari. Deux jours à peine en sa compagnie suffisent à rendre à Jean Monnier le goût de vivre. Mais s’échappe-t-on du Thanatos Palace Hotel ?

     

    Une nouvelle signée Anton Tchekhov lui succède, Le violon de Rothschild (cher Tchekhov qui ne fut d’abord qu’un nom sur une longue liste de lectures en rhétorique). Encore une histoire autour de la mort. « C’était une toute petite ville, plus morne qu’un village, peuplée presque exclusivement de vieillards, qui mouraient si rarement que c’en était agaçant. » Tchekhov y fait le portrait de Yakov Ivanov, fabricant de cercueils surnommé « Le Bronze » par tout le monde, « Dieu sait pourquoi ». En plus de son métier, il joue du violon à l’occasion, lors de noces, par exemple, lorsqu’il est engagé par un orchestre juif – « Yakov jouait très bien du violon et connaissait beaucoup de chansons russes ».

     

    Sans raison précise, Yakov a pris en grippe Rothschild, le flûtiste qui joue à ses côtés, et ne cesse de lui chercher noise, déversant sur lui sa continuelle mauvaise humeur. Comme Yakov ne peut travailler ni le dimanche, jour de fête, ni le lundi, « jour néfaste », il calcule continuellement le manque à gagner de ces deux cents jours par an, sans compter les jours où les musiciens juifs jouent sans lui ni les cercueils
    manqués de ceux qui ont la mauvaise idée d’aller mourir ailleurs.
    Par-dessus le marché, sa femme Marfa tombe gravement malade, à soixante-neuf ans. « Eh bien ! elle a assez vécu, la petite vieille. Il ne faut pas abuser » déclare l’infirmier à l’hôpital.

     

    Comprenant que la fin est proche, Yakov prépare le cercueil de son épouse qui, peu avant de s'éteindre, lui rappelle les heures passées à la rivière, « à chanter des chansons… sous un saule » et leur petite fille qui est morte. – « Tu divagues », répond Yakov. Mais une fois sa femme en terre, Yakov fait le bilan de ces cinquante-deux années passées dans la même isba : « comment se pouvait-il que, pendant tout ce temps-là, il n’eût jamais pensé ni fait attention à elle, comme si elle n’avait été qu’un chat ou un chien ? »

    Quand un jour, Rothschild vient à sa rencontre, il le renvoie avec des insultes, le
    frappe même, et l’entend dans sa fuite crier de douleur, sans doute mordu par un chien. Marchant au hasard, perdu dans ses pensées, Yakov se retrouve près de la rivière, devant un saule « vert, silencieux et mélancolique… » et il se souvient.
    Les « pourquoi » l’assaillent. « Et, d’une manière générale, pourquoi les hommes empoisonnent-ils la vie de leurs semblables ? » A l’heure de mourir, Yakov n’en est plus aux calculs de profits et pertes. Au prêtre qui vient le confesser, il dit avec le peu de voix qui lui reste : « Donnez mon violon à Rothschild. » – « Et maintenant, chacun en ville se demande : de qui Rothschild tient-il un aussi bon violon ? (…) Il a depuis longtemps abandonné la flûte et ne joue plus que du violon. »

  • Artifices

    « Ayant appris d’expérience comme il est difficile de s’éprendre des seules qualités de l’âme, il était devenu méfiant et porté à mettre l’attention ou l’inclination des femmes au compte du calcul ou du hasard ; ce qui à un autre eût paru la preuve du plus tendre amour, il lui arrivait souvent de le dédaigner comme indices trompeurs, paroles en l’air, regards ou sourires jetés au vent pour le premier qui les voudra prendre. Un autre se serait découragé et aurait abandonné à ses rivaux le champ de bataille… mais la difficulté de la lutte stimule un caractère obstiné, et Piétchorine s’était fait un point d’honneur de rester victorieux : appliquant son système et s’armant d’une irritante affectation de sang-froid et de patience, il aurait déjoué les artifices de la plus experte coquette… »

     

    Lermontov, La Princesse Ligovskoï 

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    Autoportrait de Lermontov (1837)